Jürgen Schilling

Scènes Masquées
Scènes masquées est un projet artistique de Jürgen Schilling qui s’est déroulé, à Albi, dans le cadre de Culture à l’hôpital en partenariat avec le centre d’art contemporain Le LAIT et le CHU Le Bon Sauveur à Albi (Tarn) de 2008 à 2009. L’intervention visait la création d’une œuvre en collaboration avec les patients du Club thérapeutique, l’hôpital du jour, le pôle médiatique, la section fermée St.Jean ainsi que les infirmières, infirmiers et éducateurs spécialisés. Le travail a abouti à un cycle d’environ 50 tableaux photographiques, dont dix (format environ 60 x 100 cm sur support dibon) ont été exposés au Musée Toulouse-Lautrec à Albi, en novembre 2009.

vendredi 18 février 2011

Le projet

(toutes les photos sont la propriété de Jürgen Schilling. Pour les agrandir, cliquer sur les légendes)





















Exposition Musée Toulouse-Lautrec  2009
 
 

Le projet était une suite à  mes interventions en milieu psychiatrique, que j’ai menées pendant  une douzaine d’années (1) et à mes recherches artistiques concernant  l’expression plastique en ce domaine et la représentation de la « folie ».  Celle-ci a comme objectif l’autoreprésentation des concernés ayant la conviction que l’identité vacillante n’est pas exclusivement leur problème dans notre société, loin de là.  En conséquence, mon travail consiste d’une part, à renvoyer le regard distanciant de ceux qui se croient du bon côté du miroir et, d’autre part, à développer avec les patients une esthétique propre et appropriée, c'est-à-dire, une esthétique hors-normes qui est à la fois apte à refléter leur situation particulière et à en faire une expression plastique créative. Toutefois, les femmes et les hommes de tout âge, que j’ai rencontrés au Bon Sauveur, avaient un tout autre type de handicap que les résidents du Foyer la Planésié à Castres. A mes yeux, il s’agissait plutôt d’accidentés de la vie quotidienne, qualifiés par  la terminologie clinique de « personnalités dyssociales et psychopathiques ou limites (« border line ») ou schizoïdes ou histrioniques ou obsessionnelles ou anxieuses ou dépendantes » (projet pédagogique de formation de L’Institut de Formation en Soins Infirmiers du Bon Sauveur, Albi 2008).
























La serre


Lieux.
Au cours des projets « La ville n’est pas fait d’un tas de maisons » et « L’étoffe des songes », et, grâce à la chargée de communication Muriel Amilhat et à l’infirmière Catherine Philippe, j’ai eu l’occasion de faire connaissance avec les lieux. Je découvrais alors Le Bon Sauveur non seulement en tant qu’institution, mais aussi en tant que lieu qui, avec plus de 40 ha de surface tout près du centre ville d’Albi, est un petit monde en soi. Vaste terrain qui s’étend autour de l’ensemble central (château, église, couvent, hôpital et asile) datant de la deuxième moitié du 19e siècle et ses nombreuses annexes plus modernes, ainsi que les unités psychiatriques multiples qui portent, soit des noms de saints, comme Saint- Jean ( la section fermée), soit des noms de psychanalyste ou psychiatre, comme Françoise Dolto (l’hôpital du jour pour des jeunes malades) ou Marcel Sales (unité polyvalente) ou encore des noms plus prosaïques comme Le Club thérapeutique (unité polyvalente destinée à des ateliers occupationnels) ou le Pôle médiatique (ateliers destinées à la pratique plasticienne).  Entre ces nombreux édifices qui ne dépassent pas trois étages, se trouvent d’énormes espaces verts, des gazons bien entretenus, un petit jardin à la française avec un pavillon, un petit parc sauvage avec une grotte artificielle hébergeant une Vierge appelée « Le Petit Lourdes », une ferme avec un grand  jardin potager appelé « Le Ranch », de très beaux arbres, en grand nombre, et j’en passe. Mon idée d’inclure le lieu (ou plutôt les lieux) dans un projet, s’entrecroisait avec  l’intention de Muriel Amilhat et de sa direction, d’ouvrir le milieu clos de la psychiatrie vers l’extérieur.  Après la validation du projet Scènes Masquées par la DRAC et L’ARH, j’ai intensifié mes repérages, soutenu par Muriel sur le plan institutionnel, renseigné, guidé et aidé sur le plan concret par Cathy qui « connaît le BS comme sa poche ». Elle travaille, en effet, au Bon Sauveur depuis plus de trente ans, ayant commencé sa formation d’infirmière à une époque où l’hôpital était encore tenu par les religieuses. Elle a été, en conséquence, un guide de choix. C’est à ce moment là que j'ai découvert aussi les intérieurs du Bon Sauveur, vaste dédale de pièces, de salles, d'ateliers et de cours dont seulement une partie est accessible au public. J'ai alors sélectionné des endroits dont l'atmosphère était propice aux mises en scène prévues dans le cadre du projet.
























Au fond du théâtre



Quelques lieux, quelques remarques.
 L’auditorium me rappelait les cinémas des années 50/60. Il dispose d’une véritable scène me faisant penser immédiatement au théâtre de Charenton, qui déclencha l'idée d’une mise en scène pour un tableau photographique se basant sur le « Serment du jeu de Paume » de David. Mais les circonstances techniques ont également imposé  Edward Hopper, car en allumant les lumières artificielles et en ouvrant les portes vers l’extérieur, une luminosité particulière créait une étrange ambiance feutrée qui me remémorait ses tableaux, comme Les oiseaux de nuit ou Cinéma à New York ayant comme thème la solitude de l’homme au milieu des siens, en milieu urbain.  (Voir photos Études pour un geste proclamateur, Au fond du théâtre et Observateurs observés
























La Réunion


L’Ancienne bibliothèque, avec ses superbes boiseries du 19e siècle,  se trouve dans le château. Ses longues tables en bois suscitent une atmosphère studieuse ; on peut imaginer des piles de livres et des lecteurs absorbés dans leurs recherches savantes . Mais cette vision lumineuse se dissipe vite quand on réalise que les armoires et les étagères sont ... vides. C’est alors que cette belle bibliothèque, dépourvue de sa fonction initiale, utilisée seulement pour des réunions qui font appel à un cadre prestigieux, dégage un air ambigu, un air de frustration. Ce lieu m'a donné l'idée d'une mise en scène se basant sur L’Assemblée des Philippines dite La Junte des Corporations de Francisco Goya, une œuvre qui se trouve dans la ville voisine, Castres, au Musée Goya. Nous y sommes allés pour examiner ce tableau de près . Une patiente, à la fois, révoltée et passionnée par l’ennui manifeste des personnages qui n’écoutent visiblement pas le roi, a établi un plan des regards qui ne se croisent pas, des regards représentant différents types d’ennui qui se détachent du centre de l’action. La mise en scène, prenant la non- écoute comme thème, s’est servi de ce plan et nous avons pu convaincre quelques responsables, médecins (dont le Docteur Françoise Stocklin) et infirmiers du Bon Sauveur, de participer à notre tableau photographique (Voir photo La Réunion).





















Un angle du café


La cafétéria se trouve au cœur du Bon Sauveur tout près du château. Le lieu, tenu par Nadine et Régis à ce moment là, est accueillant ; patients et personnel s’y retrouvent pour un moment, pour un café. Les claustra qui établissent des séparations, m’ont interpellé tout de suite et une prise  photographique pour vérifier la lumière, m’a confirmé que c’était l’endroit idéal pour une mise en scène se basant sur des tableaux d’Edouard Manet Un bar aux Folies Bergères, de Henri Toulouse-Lautrec Un angle du Moulin Rouge et d' Edward Hopper Les oiseaux de nuit et Soir bleu. (Voir photo Un angle du café)





















Les aiguilles


La pièce du psychiatre au nouveau Club thérapeutique. A mes yeux , les couleurs vives, les tableaux, la nappe cirée qui couvre la table, les faux et vrais bouquets de fleurs, ... de cette pièce particulière, représentent bien cette appellation de « Club thérapeutique » qui était d’ailleurs le point de chute de notre projet (on travaillait dans l’atelier juste à côté). Il faut dire que le psychiatre n’y venait plus, que la pièce a été réaménagée, ne servant pas vraiment aux activités du Club non plus.  Le réaménagement de cette pièce significative, mais vacante,  en faisait tout son charme, d’autant plus qu’elle reflète l’esprit positif de Cathy  pour rendre l’environnement agréable aux patients qui fréquentent le Club, même dans les pièces qui ne servent pas.  Cette atmosphère, à la fois étrangement sereine et un peu trop ordonnée,  qui régnait dans cette pièce, m’a donné l’idée d’y réaliser des mises  en scène intimistes,  reflétant le rapport entre le vécu du patient et l’outil de sa guérison, la psychologie, mais aussi le rapport entre soignant et soigné. Ce sont plusieurs tableaux qui sont rentrés en considération dans ce contexte, La femme en bleu, La dentellière et Femme avec voile de Johannes Vermeer,  Les joueurs de cartes de Paul Cézanne,  Les fatigués de la vie de Ferdinand Hodler,  Le portrait de la mère  de Henri de Toulouse Lautrec et Le Tricheur de Georges de La Tour. Nombreuses sont en conséquence les prises de vues dans cette pièce dont 5 se trouvent dans la présentation de ce blog : La tasse de la mère 2 et 3, L’atout et Les Aiguilles. La convergence d’esprit entre les tableaux de Vermeer, des femmes absorbées par leurs activités et celui de Toulouse-Lautrec où la mère regarde, perdue dans ses pensées, la tasse devant elle, dans la série La tasse de la mère,  a engendré des moments forts. Les patients ont bien su saisir la représentation de ces moments énigmatiques où passé et présent se confondent en un geste, en une pose immuable et forte, où la personne semble être libérée, pour un bref instant, de sa prédétermination, dans ce sens le titre évoque la filiation. La contribution du peintre hollandais est également flagrante dans  Les Aiguilles dont l’astuce réside dans le  regard qui révèle et observe un moment d’intimité dans un changement de rôles, car c’est la maîtresse qui se trouve involontairement exposée au regard de la servante. Dans cette mise en scène, c’est Viviane Nicolas (une autre infirmière très engagée pour le projet) qui touche –perdue dans ses pensées- un coussin d’aiguilles sous le regard d’une patiente, un huis clos où les rôles s’inversent sous le portrait du Docteur Marcel Sales, psychiatre emblématique de l’institution. L’atout croise Les joueurs de cartes de Cézanne,  Le tricheur de G. de La Tour et La lettre de Vermeer, l’infirmière (Cathy) endossant le rôle de la servante de ce dernier tableau. L’instant ambigu et intense où le tricheur sort son faux atout dans le tableau de  G. de La Tour, est tourné dans son contraire par un patient qui brandit son vrai atout, sûr de gagner, ramenant la scène au tableau de Cézanne, celui  des joueurs de cartes absorbés dans leur jeu. Exemple formidable de l’inventivité possible au moment de nos mises en scène dont le but était de saisir la profondeur des modèles, loin d’une référentialité superficielle.






















Homo Sapiens 1 et 2


La pièce désaffectée, dans l’ancien Club thérapeutique, était une des pièces où l’atelier préparatoire des Scènes Masquées était installé, avant de laisser, en cours de projet, ces préfabriqués délabrés pour d’autres locaux. Nous y sommes retournés avec Cathy, juste avant la démolition et j’ai trouvé in situ ce « décor » dont je me suis servi pour une mise en scène se basant sur Homo sapiens (homme avec radio) de Kurt Weinhold (Voir photos Homo sapiens 1 & 2). Le tableau de ce peintre de la Nouvelle objectivité montre un homme nu assis sur une chaise, une paire d’écouteurs sur les oreilles, branchés sur les ondes, faisant abstraction de son environnement immédiat, l’absorption s’approchant d'une forme d’autisme qu’on peut observer de nos jours chez les écouteurs de MP 3. Dans ce huis clos qui se situe dans une pièce ayant perdu sa fonction, la corde de la radio débranchée, dramatise la situation et renvoie aux patients inconfortablement assis sur leur chaise raide, une attitude que j’ai souvent pu observer lors des séances préparatoires en atelier.





















Spectateurs


Le LAIT Castres, centre d’art contemporain de la ville, disparu depuis, était un des lieux extra muros que nous avons visité pendant le projet afin d’approfondir nos connaissances des tableaux susceptibles d’intérêt pour les réalisations. Ce jour-là , nous sommes allés au Musée Goya pour voir La Junte et rencontrer Valérie Aébi, la responsable du Centre d’art contemporain (mais aussi celle de mon projet artistique) qui  nous a invités à pique-niquer dans le parc du Hôtel de Vivies.  Connaissant fort bien le lieu pour y avoir travaillé en tant qu’artiste associé , pendant 15 ans avec la directrice Marie-Françoise Lallemant,  j’ai voulu faire des photos dans la salle d’expositions où se trouve un miroir ancien (voir photo Le renvoi du miroir). En voyant la très décorative exposition d’Athina Ianou, installée à ce moment là dans la première salle, l’idée m’est venue de faire une photo en référence aux Museumsphotographs de Thomas Struth  qui interrogent et mettent en évidence le rapport gestuel entre spectateur d’une exposition et œuvre exposée. Il m'a alors semblé possible de mettre un miroir à la place d'un tableau et d'improviser une mise en scène d'un groupe regardant un tableau. Une mise en abyme (Voir Spectateurs). 
















A part


Le musée Toulouse-Lautrec a été également une autre destination pour nos études de tableaux et de prises de vue. Le sujet, ici, était « l’aliénation de l’individu au quotidien », sujet de prédilection de l’historien d’art Werner Hofmann par rapport à Manet, Degas et Toulouse-Lautrec. Nous nous sommes intéressés à l'état d'absence d'esprit, à l'individu perdu au milieu d'une vie grouillante que l'on retrouve chez certains personnages des compositions de Toulouse-Lautrec, comme l’homme dans Madame, Monsieur et le chien  et la fille centrale du tableau Dans le salon de la rue des Moulins.  Après plusieurs mises en scène au musée et une séance de dessin dans son atelier, l'occasion s'est présentée pour une prise de vue d’un tableau significatif, A part, avec l'aimable collaboration d’un gardien de musée et de Cathy Philippe. 


Transfert, gestualité et allégorie réelle.
« J’ai essayé de montrer comment des gens soumis peuvent s’aménager un espace. »
(Jeff Wall en parlant du Conteur dans un entretien avec Jean-François Chévrier dans L’Académie intérieure ; Essais et entretiens 1984-2001 Jeff Wall,  éd. de L'ENSBA, Paris, 2004)






















La conversation


L’idée des Scènes Masquées  était d’envisager la confrontation entre une gestualité chargée de significations à travers un choix précis de tableaux, les tableaux de référence (2), et celle des patients, une gestualité cassée,  comme des mouvements outranciers – en cas de crise- ou réduits à un minimum. L’optique de la référentialité n’était nullement le petit jeu culturel du fameux « clin d’œil », mais le contenu des compositions choisies en fonction du but envisagé. Le travail et l’œuvre en perspective visaient, par confrontation, soit une gestualité intime ( La mère du peintre d’Henri de Toulouse-Lautrec, par exemple), soit une gestualité exaltée (Le serment du jeu de Paume  de David, par exemple), soit le geste intériorisé  (Dans la serre d’Edouard Manet par exemple) ou le geste décalé, déphasé ( Dans la maison des fous de Wilhelm von Kaulbach, par exemple). Deux sources d’inspiration doivent être mentionnées : 1. Le livre de l’historien d’art Werner Hofmann, « Das irdische Paradis» (Le paradis terrestre) (Prestel, München, 1974) notamment le chapitre « L’enfer terrestre » qui traite du rapport entre la représentation de la folie au 19e siècle et l’aliénation du rapport humain dans la vie quotidienne à l’époque de l’industrialisation croissante de la société moderne ; 2. Les écrits et les entretiens de Jeff Wall, artiste contemporain qui réactualise et redéfinit le rapport critique de l’art contemporain par rapport aux chef d’œuvres du passé (éd. de L'ENSBA, Paris, 2004) .
En conséquence, la confrontation aux modèles était intrinsèquement liée à une opération focalisée sur le saisissement des micro-gestes (Jeff Wall) des patients, au-delà de ce qui est communément appelé un « témoignage ». Face à l’objectif d’une autoreprésentation qui tente de scruter « l’intraçable frontière » (titre d’une exposition non datée à L'Espace Bazacle  à Toulouse) par rapport à ce qui est considéré comme « normal » ou ce qu’il ne l’est pas, un ultime « témoignage » concernant des personnes en rupture avec leur environnement social, « documentation » du dysfonctionnement de la production du sens, a été consciemment écarté. De mon point de vue, il se prête trop facilement à l’attitude voyeuriste, dénoncée sous le terme « Voir les fous » par B.N. Aboudrar, dans son livre du même nom qui retrace l’histoire du regard sur les « aliénés » (P.U.F., Paris, 1999).

Le vif du sujet.
Conditions.
Un projet artistique, dans le cadre de Culture à l’hôpital, n’est pas un projet thérapeutique. Il est limité dans le temps et l’artiste, par rapport à ses compétences, ne peut pas se fonder sur la logique du soin médical, ni sur la nosologie individuelle, dont il est d’ailleurs soigneusement écarté par le cadre institutionnel. De fait, son dessein se base sur la perception des phénomènes, sur des indicateurs qui font abstraction des problèmes individuels des personnes qui participent à l’entreprise. Face aux risques de prendre la voie du divertissement (très fréquente dans ce milieu) ou de l’activité occupationnelle, ou encore d’établir une œuvre sur un plan tellement  général qu’elle n’honore que la démarche de l’intervenant perdant de vue celles et ceux qui en sont le sujet (comme certains projets à La Villette avec des artistes de renom), il doit redéfinir la base de sa démarche artistique dans le cadre médical, hypothétiquement, provisoirement (en ce cas : la définition et la mise en scène des micro gestes) et établir un cadre concret afin de nouer un rapport sérieux et valable avec les patients (en ce cas : la pratique en atelier dessin).


Un état entre deux.
L’état de souffrance est un état d’une sensibilité aiguë, néfaste sans aucun doute, surtout pour le concerné, mais qui reflète, en même temps, les rapports humains à sa manière, manière sensible et précise, dont la littérature, comme les Possédés de Dostoïevski et Cassandre de Christa Wolf, témoignent. Le cri d'Ivan Ilitch (La mort d'Ivan Ilitch de Léon Tolstoï) pendant littéraire à la célèbre gravure Le Cri d’Edouard Munch, est un de ces états d’âme désespérés qui peut être qualifié aussi d’état de clairvoyance dans lequel le sujet voit un monde « normal», un environnement qui l’étouffe par ses habitudes, ses conventions, ses obsessions etc. En art et littérature, la figure du « fou », faible par définition, victime toujours, nous renvoie à ce qui ne va pas, sa démence est insupportable parce qu’il déraisonne d’une manière tellement compréhensible ! Il s'agit là de la figure classique, mais dans le cadre du projet, c’est le pôle dialectique qui m’a intéressé, le moment du revirement, de la résurgence des élans qu’on peut observer dans la pratique de l’expression plastique, l’élan vers une réappropriation de ce qui fait sens.
 La convalescence – tous les patients que j’ai fréquentés, étaient en convalescence- est un état de résurgence des élans vers la vie, un état momentané et précieux où les élans de survie cherchent, par expérience négative, des terrains favorables à une vie humaine, dans toutes ses contradictions (V. m’a fait un jour, lors de ses « hallucinations », un plan détaillé des rapports relationnels en milieu psychiatrique, où lucidité et divagations se confondaient d’une manière impressionnante). C’est dans cette phase  que se trouve le geste juste, pas forcément vrai, mais le geste qui  interroge : ni plus, ni moins !  La recherche d'une attitude sincère s'exprime dans un flottement qui n'est pas une vérité en soi, mais un état entre deux.


Comment aborder le geste sensible  sur le plan concret ?
Comment saisir le geste sensible, comment travailler sur ces gestes infimes, en perspective d’un ciblage de la recrudescence d’un élan vital dans le sens bergsonien, c'est-à-dire, un élan qui se définit en fonction des obstacles qu’il rencontre ? Dans le cadre de ce projet, c’était d’abord la pratique du dessin qui révélait les difficultés des participants. Chercher le trait juste par rapport au modèle (personnages choisis de tableaux de référence) – et il ne s’agit certainement pas d’obtenir une copie correcte -, celui qui satisfait ou ne satisfait pas, celui qui fait peur, etc.,  est un excellent moyen de mise en situation, de sensibilisation. Ensuite c’est l’essai des mises en scène qui fonctionne de la même manière que la recherche du trait. C’est ici que les masques et les tableaux de référence ont un autre aspect fédérateur, car ils permettent une distanciation nécessaire avec une histoire personnelle, ils permettent, en un jeu de rôle, de transformer, temporairement,  la personne en personnage. Le moment à saisir, dans ce transfert, a été le décalage entre le geste référentiel (et ses notions) et l’expression du patient dans une situation précise (la mise en scène en groupe) dans un lieu précis (l’hôpital).


Comment  passer d’une situation subjective à un plan général ?
Comment  réaliser cette ambition de transcender un lieu spécifique (l’hôpital), une institution spécifique (la psychiatrie) et une situation spécifique (la maladie) en des  allégories réelles, des configurations compositionnelles et intentionnelles d’un intérêt général ?
Comme je l’ai déjà évoqué plus haut, le lieu, le Bon Sauveur en tant que décor sociétal, se prête à merveille à ces fictions, réunissant à la fois des endroits typiques d’une institution psychiatrique (la salle d’attente [voir photo La salle d’attente] et le cabinet du psychiatre [voir photo La tasse de la mère] par exemple) et des lieux à l'horizon plus large (le pré de la ferme [voir la photo La conversation] et le jardin dit Petit Lourdes [voir la photo En attendant un miracle] par exemple).


 Grâce à la reconstitution des tableaux choisis, il a été possible d'envisager une lecture des résultats obtenus sur un plan général, qui s'est effectuée à travers le commentaire comparatif et la révision d'un tableau d'Histoire (tableau de référence).
Celui-ci fournissait des notions objectives aux tableaux photographiques  et évitait ainsi la démarche d’un « témoignage » et l'abandon du spectateur face à ses responsabilités (par exemple, la situation dans une salle d’attente ou la rupture de communication dans un cadre institutionnel [voir la photo La réunion]). A travers les tableaux de référence, les Scènes Masquées cherchent ce qui est le propre de l’art, une image valable et dramatique, non dans le but de donner des réponses ou d’émettre des jugements, mais de dramatiser les relations entre ce que nous voulons et ce que nous sommes (par exemple l’écart entre les gestes exaltés des citoyens prenant leur destin en main du Serment du Jeu de Paume et la reconstitution dans la cour déserte de l’unité Marcel Sales). Il n’est d’aucun intérêt  de poser des questions auxquelles on ne peut pas répondre (du moins moi, en tant qu’artiste), ni d’illustrer une situation ou de faire une démonstration, mais créer une œuvre ouverte, incomplète par définition, permettant une expérience esthétique et…une discussion extra muros  (!) c'est ce qui peut être fait.


Préparatifs et orientation.
 Plus concrètement : j’ai proposé aux patients d’étudier avec moi un choix de tableaux de maîtres et de représentations d’asiles, sous forme de diaporama ou face aux originaux (Musée Toulouse-Lautrec, Musée Goya, Centre d’art contemporain Le LAIT), en mettant l’accent sur le rapport physique et gestuel des personnages. Des séances de dessin en atelier, dans lesquelles nous avons approfondi l’observation des tableaux, précédaient les reconstitutions. La confrontation aux tableaux choisis in situ devant l’objectif de la caméra, a rapidement permis de dépasser le modèle en faisant surgir des gestes propres aux patients et d’évoquer une dimension sociétale. Car ces micro gestes, ces petites actions contractées, ces mouvements corporels involontairement expressifs qui révèlent une sensation physique indécise, dépassent le milieu psychiatrique ; ils sont significatifs pour  l’expression du corps contemporain, au quotidien, à l’époque de son formatage avancé. Mais c’est justement dans le contexte aigu du milieu psychiatrique que les mouvements mécaniques, les réflexes, les réactions involontaires et compulsives, affichent une transgression de la prédétermination, aussi subtile et minime qu’elle soit. La réalisation des Scènes Masquées se fonde sur le travail préliminaire – avec un soutien et un engagement exceptionnel et indispensable des deux infirmières Cathy Philippe et Viviane Nicolas- à la prise de conscience intuitive des patients qui jouaient –littéralement- avec une subtilité qui est propre à l’expérience de la souffrance, la différence avec le modèle.
S’entrechoquaient alors une gestualité théâtrale et aboutie du tableau revu et celle des patients. L’autoreprésentation est une entreprise problématique pour les patients, se re-présenter demande de leur part un effort considérable, car ils subissent plutôt un manque de vision. L’effort, l’élan, de chercher son geste à travers une gestualité modèle, constituait une partie essentielle des prises de vue axées  non sur une reconstitution « juste », mais sur ces moments d’essais, véritable sujet de l’entreprise, doù émergeaient  ces gestes infimes entre la pose affichée et le relâchement, entre une attitude habituelle et une pose objectivisante.

 Quelques tableaux, quelques indications.


Georges de La Tour  La bonne aventure
Tableaux repris dans Dupé ! Une pièce désaffectée de l’ancien Club thérapeutique, baptisée la Chambre aux fleurs. Sur la table verte une centaine de clefs, trouvée dans la pièce du personnel à côté. Dans l’ombre à droite, une aide soignante, deux patients en train de s’accaparer des trousseaux.















Etudes pour un geste proclamatoire 1 et 2

David Le serment du Jeu de Paume. Lors d’ une séance passionnante, nous avons étudié les tableaux inachevés, le carton et les études riches en gestes expressifs, voire emphatiques. Le travail de David pour le Serment du Jeu de Paume était important pour moi, puisque la gestualité est censée exprimer la prise en main de leur destin par les citoyens. Il a été un des premiers tableaux photographiques mis en scène, devant le mur du parc du Petit Lourdes  sur un gazon printanier d’un vert intense. Le tableau Le serment du Bon Sauveur contient un détail amusant en la personne de Geneviève, une dame âgée et fatiguée qui voulait absolument participer… dans son fauteuil roulant, poussée par Cathy vêtue de son uniforme d’infirmière. Malheureusement cette photo ne peut pas être publiée, parce que les patients ne portaient pas encore des masques.  Par contre, les études pour le Serment du Jeu de Paume du carnet de David, sont reprises dans la série Etudes pour un geste proclamatoire 1 – 5, réalisée sur la scène de l’auditorium.















Etudes pour un geste proclamatoire 4 et 5

J.E.D. Esquirol Des maladies mentales, G.F.M. Gabriel Portraits d’aliénés, A.Morison The physiognomy of Mental Diseases et Théodore Géricault Les 5 monomanes, piliers de la représentation de la folie dans la première moitié du 19e siècle, ont servi de référence en permanence. Un renvoi direct a été envisagé dans Au théâtre Esquirol, Homo sapiens et dans les deux portraits masqués Le frère du poète (d’après le titre d’un dessin de G.F.M. Gabriel, Hugo, le frère du poète, idiot). Cette interprétation particulière d’images du désarroi et de la violence de la souffrance cachée,  fait allusion également au Cri d’Eduard Munch, idée de représentation déclenchée par un dessin concluant d'un patient, Vincent ,d’après la sculpture L’Adieu d’Auguste Rodin qu’il a baptisé Le Mutisme.


Richard Oelze  Erwartung (Attente), tableau repris dans Devant Dolto. Sur le tableau de Richard Oelze, peint en 1935, on voit une foule de citadins dans un paysage regardant un ciel très sombre, de mauvais présage. L’unité Françoise Dolto, portant le nom de la célèbre psychanalyste, hôpital de jour qui accueille les jeunes patients, m’a fait une forte impression. Au fond d’un vaste terrain couvert de gazon, elle se présente à mes yeux comme une forteresse capable de braver n’importe quelle tempête. Pour faire la mise en scène, nous avons choisi un jour de temps contrasté en automne, en affichant des gestes confiants.


Katsushika Hokusai  Vent fort à Yeijiri et Jeff Wall Une soudaine rafale de vent, gravure et tableau photographique  repris dans les Feuilles envolées sur le terrain de sport, proche du nouveau Club thérapeutique.


Utagawa Kunisada  Neige abondante à la fin de l’année, et Richard Oelze  Erwartung (Attente),  gravure et tableau repris dans En attendant un miracle. Mise en scène dans le jardin dit Le petit Lourdes se situant entre la piscine, le parking et l’entrée est de l’ancien Club thérapeutique. Le lien se base sur un récit de mon ami Claude Bousquet, résident au Foyer La Planésié à Castres qui m’expliquait comment il faut envisager une visite à Lourdes : « Il faut visiter la grotte, après il faut passer dans une espèce de piscine et après il ne faut surtout pas se frotter, parce qu’on risque d’attraper un miracle ! »

Edward Hopper Les oiseaux de nuit, Edouard Manet Un Bar aux folies bergères et Henri de Toulouse-Lautrec Un angle du Moulin Rouge repris dans le tableau Un angle du café. La cafétéria se trouve au cœur du Bon Sauveur, tout près du château, endroit idéal pour évoquer à travers une étude, des regards qui ne se croisent pas vraiment…
 Henri de Toulouse-Lautrec Monsieur, Madame et le chien, Au salon de la rue des Moulins et Edward Hopper Un cinéma à New York  repris dans le tableau  A part.
Thomas Struth Musée du Louvre IV (Museum Photographs : Le radeau de la Méduse), Armand Gautier Asile  et Wilhelm von Kaulbach  Maison des fous repris dans le tableau Spectateurs qui se présente comme une franche inversion des rôles.
Caspar David Friederich L’errant (Wanderer) au- dessus de la mer de brouillard et Gustav Klimt La tragédie, repris dans le tableau Face à face. Un renvoi inattendu qui s’est produit lors de la mise en scène du Conteur (Jeff Wall) entre une patiente de l’hôpital du jour qui tient un masque fabriqué au Pôle médiatique (projet associé aux Scènes Masquées) et Monsieur B., patient de la section fermée Saint- Jean. Détail : le cadenas sur le sac de Monsieur B.



Masqué.
Le titre vient d’abord de l’emblématique tableau de James Ensor Moi, entouré de masques de 1899 et ensuite d'un paradoxe ou inversement.
Le sujet du projet était l’individu affaibli en train de retrouver ses marques. Dans le cadre institutionnel, un tel travail se heurte à un paradoxe : il est interdit de photographier les patients. L’anonymat temporaire est imposé afin de préserver l' intégrité  et la dignité d'une personne en état de faiblesse, face à un intérêt qui pourrait être motivé par une curiosité ambiguë. Mais cette mesure préventive, sans aucun doute justifiée, inclut en même temps son contraire, elle renvoie le patient à l’anonymat. En fait les concernés, en voie de convalescence, aspirent et cherchent à se définir, à  s’afficher, à sortir de l’exclusion. En conséquence, l’idée des Scènes Masquées compose avec ses antagonismes. Si le port d’un masque protège et cache le premier marqueur de l’identité -le visage-, c’est le geste, la posture, l’attitude qui doivent et peuvent prendre le relais. C’est à ce moment-là que la contrainte devient productive grâce à l’effort des individus qui s’affirment d’une manière ou d’une autre malgré le masque qu’ils portent.


1. Né en 1954 à Frankfurt sur le Main en Allemagne. Formation d’artiste plasticien,  études de philosophie et de l’histoire de l’art dans les universités de Frankfurt, Marburg et Freiburg, R.F.A.

Projets artistiques en milieu psychiatrique
De 1996 à 2005, conception et réalisation du projet artistique Planésiens dans le cadre Culture à l’hôpital au foyer psychiatrique La Planésié à Castres (Tarn).
En 2006, conception et réalisation des projets artistiques  Une ville n’est pas seulement  faite d’un tas de maisons, en 2007 L’étoffe des songes, en 2008 Scènes masquées,  en 2009 Jeu de rôles à la Fondation du Bon Sauveur, Albi (Tarn).
Expositions d’œuvres réalisées en milieu psychiatrique
En 1999, exposition du cycle Planésiens dans le cadre de la manifestation Interactions (avec Guy Limone) au Centre d’Art Contemporain de Castres (Tarn).
En 2000, conception et réalisation de l’exposition  Vues planésiennes  au  Musée de l’histoire de la médecine de Toulouse,  organisée en collaboration avec le Centre d’Art Contemporain de Castres (Tarn).
En 2008, Parallèles aux Moulins de l’Albigeois/ Centre d’Art Le LAIT, Albi (Tarn).
En 2009, Scènes Masquées au Musée Toulouse-Lautrec, Albi.


Publications
Planésiens. Une expérience artistique en milieu psychiatrique. Éditions du Centre d’Art Contemporain, Castres, octobre 2000.
« Mais c’est mon nez dans le visage de Jean-Pierre ! »  in Brückenschlag, éditions Paranus, Neumünster, 2002

Conférences
« Une expression hors-normes », Centre d’art contemporain de Castres, 1999
« Vues planésiennes »,  Musée d’art moderne et contemporain Les Abattoirs, Toulouse, 2000
« Les particularités du dessin planésien », Auditorium du Foyer La Planésié, Castres 2005
« L’étoffe des songes, un projet artistique en milieu psychiatrique », Institut de formation en soins infirmiers du Bon Sauveur, Albi 2008
« L’art de peu »,  Musée Toulouse-Lautrec, 2009


2. Pieter Breughel Dulle Griet ; Albrecht Dürer Melencolia 1 ; Nicolas Poussin Les Bergers de l’Arcadie ;  Johannes Vermeer Van Delft La Lettre ; Georges De La Tour Le Tricheur/ La bonne aventure ; Pietro Longhi Exposition d’un rhinocéros Francisco Goya La Junte des Philippines ; David Le Serment du Jeu de Paume ; Gustave Courbet Le Fou ; Eugène Délacroix Le Tasse dans l’Asile Théodore Géricault Les 5 Monomanes ; Edouard Manet Le Déjeuner sur l’Herbe/ Dans la Serre / Un bar aux Folies Bergères ; J.A.Morison The Physiognomie of Mental Diseases ; G.F.M. Gabriel Portraits d’aliénés ; Wilhelm von Kaulbach Aliénés ; Adolf von Menzel Aliénés ; Charles Muller Pinel ; Armand Gautier Asile ; Katsushika Hokusai  Vent fort à Yeijiri ; Henri de Toulouse-Lautrec Portrait de la Mère/ Rue des Moulins/Un angle du Moulin Rouge ; Paul Cézanne Les Joueurs de Cartes ; Auguste Rodin L’adieu ; Gustav Klimt La Tragédie ; Ferdinand Hodler Les Fatigués de Vie ;  James Ensor Parmi Masques ; Edward Munch Le Cri ; Kurt Weinhold  Homo sapiens ; Richard Oelze Erwartung ; Edward Hopper Les Oiseaux de Nuit ; Edouardo Arroyo Faust ; Thomas Struth Le Radeau de la Méduse ; Peter Blake Exhibition of a Rhinoceros ; Jeff Wall Le Conteur/ L’Evacuation/ Une soudaine rafale de vent.

Prochaines parutions  dans ce blog
L’étoffe des songes
L’art de peu
Alice au pays des merveilles
Curiosités planésiennes
Le Songe d’une nuit d’été